26 avril 2009

Un gendre parfait

Lorsque Mère et moi allons dîner en tête-à-tête à Paris, c'est toujours dans le même restaurant. Je l'aime beaucoup (surtout un serveur) et je n'y fais jamais d'esclandre : seule avec Mère, danser nue sur la table n'a aucun intérêt, en fait. Quant à Mère, le restaurant ne répondant pas à ses standards habituels, elle appelle cela "dîner à la bonne franquette". C'est amusant lorsqu'elle dit ça, elle le fait sur le ton d'une jouvencelle d'internat prise à dire le vilain mot ("zizi") par la mère supérieure. Elle en poufferait presque, mais comme ça reste Mère, ça n'arrivera pas. Mère ne pouffe pas.

C'est ainsi que Dame Hurtebise vient régulièrement se "dévergonder" avec sa fille à Paris, et généralement la conversation s'axe assez rapidement sur des sujets très féminins : "Ma fille, quand trouveras-tu un mari ?"
Et comme, invariablement ma réponse est "Pas maintenant", elle prend sur elle de me faire des offres qu'elle estime tout à fait alléchantes. Nous n'avons pas les mêmes valeurs*.

Mercredi, devait être un de ces charmants tête-à-têtes mais ça ne n'est pas exactement passé comme ça, puisque c'est en compagnie de mon frère Calixte et de son ami Clément que je suis arrivée au L. (je vous dis pas où, vous allez venir draguer mon serveur favori). Mère était installée à la table habituelle, elle s'est levée haussant un sourcil, puis l'autre et elle les a froncés en même temps, réprobateurs, mais comme son regard était dirigé sur Calixte (le seul de ses rejetons dont elle espère généralement une explication sensée à toute situation sortant de l'ordinaire) je l'ai simplement saluée et je me suis mise en pourparlers avec Bastien, le serveur, pour qu'il nous installe à une table pour quatre suffisamment près de la sortie.
En cas de drame.
Pendant ce temps, Calixte présentait Clément à notre génitrice, c'était amusant.
- Mère, vous reconnaissez sûrement Clément de Latal, c'est le cousin par alliance de notre amie Phryne de Bars-Crassous, nous l'avons d'ailleurs rencontré au mariage de son cousin et de Waudru il y a quelques années.
Mère m'a coulé un regard assassin par dessus l'épaule de Bastien, comment oublier ce mariage* ? Mais Clément n'a pas cillé et Calixte a poursuivi, stoïque :
- Il est chercheur aux facultés et détaché pédagogique, il tenait absolument à vous être présenté.

Nom de famille AOC, fréquentations estampillées Label Rouge et coutumières de la salle à manger familiale, emploi aussi stable que celui d'une vache à regarder passer les trains, Mère a su apprécier le pédigrée de l'animal et l'a salué de bonne grâce. Clément a d'ailleurs très vite gagné des points supplémentaires en félicitant le jury sur Kelly**.
Toutefois, Mère restait sur ses gardes, vu les récents écarts sexuels de Calixte, c'était compréhensible. Sans compter que Clément étant toujours tiré à quatre épingles, on peut douter pour lui aussi. Comment savoir lequel d'entre nous avait jeté son dévolu sur cette bête de compétition ?

Clément a dissipé une partie de ses doutes en grillant la politesse à Bastien pour me présenter mon siège, pendant que Calixte s'occupait d'installer Mère. Un ballet de galanteries bien huilé, à croire qu'ils avaient répété.

Nous étions prêts pour un repas fantastique où j'allais devoir faire semblant d'être follement amoureuse du type le plus mesquin de la planète, dans l'unique but de ne pas finir mariée avec un individu encore plus imbuvable (même si, à part Hermance, je ne sais pas si ça existe). On avait beau s'y être préparé, ça n'en était pas moins stressant. Surtout que j'avais promis juré craché de rester bien sobre.

J'ai donc décliné à contrecoeur l'apéritif que Bastien me proposait et j'ai plongé le nez dans mon menu.
- Framboise, ma douce, que me recommandes-tu, m'a demandé Clément.
J'ai failli lui faire remarquer que je ne l'avais jamais autorisé à me tutoyer quand je me suis souvenue que nous allions annoncer à Mère que nous sortions ensemble. Il fallait être crédible :
- Leur souris d'agneau au miel et aux épices est délicieuse, mon Chéri, n'est-ce pas Mère ?
Et j'ai réprimé un sursaut. A gauche Calixte me tapait dans le tibia, à droite Clément m'écrasait les orteils. Clément déteste l'agneau. Et oui : je le savais. Mais mère a renchéri presque aussitôt :
- Tout à fait, j'en prends très souvent, vous devriez absolument essayer. Kelly en est très friande elle aussi.
- Alors si Kelly aime ça, a soupiré Calixte en jetant un regard blasé au chihuaha qui bavait sous la chaise de mère.
Mon fiancé de pacotille dû donc se résigner. Quel dommage, j'étais vraiment, vraiment désolée pour lui.

Une fois la commande passée, Mère a demandé des nouvelles de Phryne.
A Calixte.
Elle, tout comme Phryne, ne s'est jamais remise de la rupture de leurs fiançailles. Calixte bien en peine de répondre puisqu'il la snobe depuis des mois,s'est tourné vers moi.
- Elle va bien, elle organise une petite fête ce week-end pour l'acquisition de sa 500e poupée barbie. Je crois que tu es invité Calixte, tu devrais y aller, moi j'ai dû décliner.
- Mais tu vas toujours aux parties chez Phryne, s'est étonnée Mère.
J'ai pris le temps de refuser le vin que Bastien voulait me servir avant de répondre en saisissant la main de Cl'm. (beurk)
- Clément et moi passons le week-end dans l'une des résidences de sa famille, comme les beaux jours reviennent, nous avons décidé de nous offrir un week-end en amoureux à la campagne.
Mère en a laissé tombé sa fourchette.
Clément avait la main moite, c'était insupportable.
Je lui ai fait mon plus beau sourire et j'ai gloussé.
Calixte m'a balancé un nouveau coup de pied.
Dieu que c'est dur de rester sérieuse plus d'un quart d'heure.
Et pourtant j'ai dû le faire, puisque lorsque Mère s'est remise de l'émotion de savoir que, non seulement je pouvais passer un week-end à la campagne de mon plein gré, mais qu'en plus quelqu'un acceptait de m'y accompagner, il a fallu lui expliquer comment Clément et moi avions depuis quelques semaines déjà, noué des liens si solides que nous souhaitions qu'elle l'apprenne.

On avait bien réparti les rôles avant le repas. Calixte devait faire de son mieux pour qu'en partant Mère soit absolument rassurée sur la situation financière de la famille Latal. Clément, lui, devait renouveler à chaque occasion les preuves de son attachement pour moi (il avait toujours les mains moites, c'est le stress ou c'est chronique ?) et s'efforcer de plaire à Mère ( qui est d'ailleurs tombée sous le charme immédiatement. Comme quoi Mère et moi n'avons absolument pas les mêmes goûts). Moi, je devais juste être sage et ne pas faire trop de bruit. J'avais promis.

Mais il y a eu des moments difficiles. Par exemple : Mère demandant pourquoi nous n'avions pas rendu notre relation publique plus tôt. Entendre Clément répondre très poliment tout en me pinçant la pommette que, par respect pour ma réputation, il avait préféré attendre que ma rupture de fiançailles d'avec Hermance soit de l'histoire ancienne. Car il ne tenait absolument pas, voyez-vous, à me faire passer pour une jeune fille volage. Ça c'était tordant. Sauf que je déteste qu'on me pince la pommette.
On avait beau avoir prévu la question, j'ai vu Calixte recracher un truc dans sa serviette. Moi, j'ai réussi à aller étouffer mon fou rire aux toilettes, non sans ébouriffer les cheveux de mon promis jetable au passage. Je sais qu'il déteste ça. Ça vaut bien un pincement de pommette. Et puis comme j'allais faire pipi, c'était pas grave de toucher ses cheveux, j'allais me laver les mains de toute façon.

Ça a été très dur aussi, de ne pas se moquer en saisissant le petit manège de Clément. Dès que Mère regardait ailleurs il glissait prestement un morceau de viande sous la table, pour le plus grand plaisir de Kelly. Je l'aurais bien dénoncé, mais ce n'était pas dans mon intérêt. Dommage...

Arrivé au dessert,Mère était euphorique et totalement conquise.
- Clément, vous devriez absolument essayer leur parfait glacé à la framboise, il est sompteux, s'est empressé de conseiller ma mère quand Bastien est venu s'enquérir nos envies en sucreries.
C'est dommage, Clément déteste les framboises. Mais là c'était pas ma faute.
- D'ailleurs, Kelly en est elle ausi très friande, a murmuré Calixte en faisant semblant de tousser.
- Calixte ! Tu sais très bien que Kelly n'a pas le droit au mignardises sucrées, c'est mauvais pour sa tension, a soupiré Mère.
J'ai vu les épaules de Clément s'affaisser légèrement. J'ai presque eu pitié, mais j'étais trop occupée à choisir mon dessert.

Finalement l'ordalie n'a pas duré si longtemps, hormis toutes les fois ou Clément et moi avons du nous toucher, ce qui me provoquait des frissons de dégoûts incontrôlables, tout c'était plutôt bien passé. Nous avons quitté le restaurant repus, et j'avais la certitude d'être en paix pour les semaines à venir.

Mère avait beaucoup bu : toute émoustillée par la nouvelle elle avait plusieurs fois vidé son verre à longues gorgées, et Calixte avait passé le repas à lui remplir son verre, espérant que l'alcool lui brouillerait suffisement la vue pour qu'elle ne s'aperçoive pas que les regards pleins de sentiments que Clément et moi nous lancions contenaient plus de haine pure que de passion sans nuage.

Calixte s'est donc proposé pour l'accompagner jusqu'à sa voiture et son chauffeur à quelques dizaines de mètres de là. Clément et moi sommes restés à l'attendre près de la sortie du restaurant.
- Je vous hèle un taxi ou vous prenez le métro ? m'a demandé Clément.
- Vous seriez serviable vous feriez un détour pour me ramener en voiture.
- Bien. Au point où j'en suis. Je vous dépose chez vous ?
- Non merci, je vous ai assez vu, je vais prendre un taxi.
- Vous ne pouvez pas vous en empêcher ? Je me dévoue et voilà comment je suis remercié.
- Vous avez été tiré au sort et je ne vous ai rien demandé. C'est pas ma faute si vous faites tout ce que Gabriel et Calixte vous disent de faire, non mais.
On a du élever la voix un peu trop parce que du coin de l'œil, j'ai vu Mère se retourner et s'arrêter, suspicieuse. Calixte derrière elle a fait un geste paniqué. Clément m'a saisie, ses lèvres dangereusement proches des miennes, par réflexe je l'ai embrassé. On n'est resté une demie minute comme ça, la bouche sèche de Clément collée contre mes adorables lèvres. Beurk beurk beurk.

- Otez vos mains de mes fesses, a-t-il grogné en se dessoudant de moi quand on a été sûrs que Mère avait repris la route, rassérénée à la vue de nos épanchements buccaux.
- Désolée, l'habitude. Et vous n'étiez pas obligé de vous coller autant contre moi, Mère n'a pas besoin de croire que vous me pelotez les seins.
- Excusez moi de faire du zèle, c'était un réflexe aussi.
Il s'est un peu retourné pour soupirer :
- Et une Framboise de plus ou de moins, je vais être malade cette nuit de toute manière.
- Vous êtes ignoble. Cela dit, vous fûtes parfait, Calixte et moi, on vous revaudra ça.
- Ça ne me rassure pas.
- Oh vous !!
Calixte est revenu près de nous alors qu'on allait en venir aux mains, il avait peine à marcher tellement il rigolait.
- Alors, c'est pour quand Framboise?
- Hein ?
- Sur le chemin, Mère m'a demandé si à tout hasard tu n'étais pas enceinte, tu n'as pas bu d'alcool du repas et elle conçoit mal pour quelle autre raison un type aussi prometteur que Cl'm consentirait à t'épouser.

On s'est séparé très fâché.


*Père m'a envoyé un petit texto avec le nom de quelques promis sur la liste, je les ai googlé, l'un deux, un baron anglais, avait 73ans. Sérieusement.
**tout le monde s'en souvient sauf moi ,en fait.
*** Bon là c'est de la triche on l'avait briefé avant qu'il valait mieux féliciter mère à propos de son chihuahua qu'a propos de ses enfants.

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